J'ai enfin lu ce livre vanté, considéré comme précurseur, et toujours cité avec révérence. Ce qu'il en est ? Un bon livre, certainement. Mais pas de quoi s'exciter autant, comme on va le voir.
Jacques Sapir nous propose une étude sur la doctrine militaire soviétique telle qu'elle s'est formée dans les années 30 et 40, et accompagne son texte d'une illustration: les campagnes de Mandchourie. Sapir n'écrit pas l'histoire du théâtre URSS-Japon, il s'en sert juste comme une application commode; il aurait pu en prendre une autre. Son texte ne peut se confondre avec, par exemple, une histoire de August Storm, et il doit avoir regretté d'avoir choisi un titre obscur, d'avoir publié chez un éditeur à l'image floue[1], car ce qu'il nous dit est diablement intéressant et son livre, jamais ré-édité depuis 1995, pas même présent au catalogue des Editions du Rocher, en aurait gagné en visibilité.
Sapir développe donc une approche synthétique de l'art de la guerre soviétique, dans une première partie extrêmement convaincante. Il montre comment les soviétiques, les premiers, font émerger le niveau opérationnel dans la pensée militaire, intermédiaire entre tactique et stratégique; comment la pensée militaire englobe d'emblée les aspects sociétaux, avec ses atouts et ses limites, et ne se contente pas d'explorer les armées et leur engagement. L'auteur s'appuie sur de nombreuses sources russes, ou sur des textes anglais basés sur des archives russes[2]. Le tout est intelligent, précis, clair et bien écrit. [3] Un plaisir.
Le point de vue soviétique est fouillé, ce qui amène naturellement à se poser la question de ce qui se passait en Allemagne. Cette comparaison n'est qu'esquissée, certains points sont soulignés, l'auteur semble tenté de s'y lancer, mais nous laisse sur notre faim. On aurait adoré une mise en regard systématique et fouillée des conceptions militaires, mais Sapir, peut-être, finit par se souvenir qu'il a titré son livre La Mandchourie oubliée. Une occasion ratée.
On en vient donc aux 3 conflits de Mandchourie, qu'il traite de façon inégale.
Grande originalité: il commence par la partie terrestre de la guerre de 1904-05, se concentrant sur l'avance japonaise depuis la Corée jusqu'à Moudken, sans insister sur le siège de Port Arthur. Je reconnais mon ignorance du sujet, et j'admire d'autant plus la facilité avec laquelle le texte a pu me guider dans les opérations. Sapir démontre que le vainqueur japonais avait, sans le savoir, maîtrisé la partie opérationnelle tout en échouant aux niveaux tactiques et stratégiques. Il insiste sur la timidité du commandement russe et sur les problèmes logistiques.
Pour la bataille de Nomohan, cet incident frontalier aux confins de la Mongolie et de la Mandchourie dégénérant en bataille rangée à l'été 1939, la première victoire de Joukov, Sapir s'appuie essentiellement sur les textes en anglais de Drea et Coox, parus dans les années 80. Il décrit en détails la situation, les forces en présence, les étapes de la bataille. Il a dessiné quelques cartes - dans un style très années 80 - qui sont claires et guident admirablement la lecture. Sapir ne perd pas de vue que son sujet est la doctrine plutôt que tel ou tel accident tactique. Il consacre un long développement aux conclusions qu'ont pu tirer les deux camps de la bataille. Ici, si le point de vue soviétique est convaincant, les hypothèses sur le Japon sont hasardeuses. Car l'auteur, mine de rien, nous parle de la Mandchourie sans guère avoir accès aux sources japonaises. Il rate quelques faits marquants[4] et n'a pas exploré les développements de la doctrine terrestre japonaise après 1940.
Cette limite devient criante quand est abordée le dernier sujet, la conquête en Août 1945 de la Mandchourie. Si le plan soviétique est parfaitement expliqué, si sa mise en oeuvre est bien rendue, il n'y a aucune profondeur de vue sur le comportement de l'adversaire japonais. La valeur des 800,000 hommes qu'il reste à l'armée du Kwantung, la crédibilité et l'exécution qu'a pu avoir le plan japonais de repli dans les montagnes à la frontière coréenne, l'effet du départ précipité de la population civile japonaise, enfin celui de la reddition du Japon du 14 Août, sont ignorés ou traités par dessus la jambe. Et même si Sapir veut d'abord nous parler des russes, on ne peut que conclure que la démonstration de l'art opérationnel soviétique aurait été plus probante face à un ennemi avec plus de consistance; comme les allemands pendant Bagration ou pendant l'opération Vistule-Oder, par exemple[5]
Alors qu'on pense que le texte est terminé, les dernières 60 pages sont une espèce de digression qui détruit en partie la très bonne image qu'on avait jusqu'ici. Sapir vient nous parler maintenant de généralités sur l'Union Soviétique, par exemple le "fétichisme du capital" ou d'autres "pathologies". On cherche en vain le fil rouge qui relierait tout ceci à ce qui précède. Sur les aspects militaires, il entreprend soudainement quelques pages sur le C3I (commandement & contrôle), certes intelligentes, mais qui auraient eu leur place dans un autre livre. Et la conclusion, qui décrit le conflit, contemporain à l'ouvrage, de Tchétchénie, a beaucoup vieilli[6]; il aurait fallu en faire un article de revue plutôt que l'insérer ici. La Manchourie oubliée se termine en queue de poisson.
Au final, un texte à lire. La thèse est originale, le livre est bien écrit et se lit très facilement, même quand il est technique. Seul conseil: épargnez vous les 2 derniers chapitres.
***
Après cette lecture, je ne peux m'empêcher de revenir sur les nombreux commentaires qui comparent Jean Lopez et Jacques Sapir[7]. On a entendu que Lopez "n'apportait rien de nouveau", par exemple. Or Sapir se base essentiellement sur des sources secondaires contemporaines, tout comme Lopez. On reproche à Lopez de synthétiser les travaux de Glantz et autres, or Sapir fait exactement la même chose avec le même Glantz, avec Coox, avec Drea . On a entendu que la description de l'art opérationnel soviétique par Lopez était moins bonne que chez Sapir. Cela peut se discuter, mais force sera de reconnaître que, chez Lopez, on examine en détail la différence avec la doctrine allemande. Et que les cas concrets qui servent à Lopez - les opérations de l'hiver 1945 en Pologne et en Allemagne - sont largement plus pertinents que la Mandchourie.
J'en viens à me demander si, tout simplement, les lecteurs ne se souviennent pas du choc de la nouveauté en lisant Sapir. En 1995, rien en français n'était aussi limpide. Une relecture du texte de Sapir, aujourd'hui, met en valeur la façon dont Lopez complète et enrichit le sujet. La lecture de Lopez souligne, en creux, les limites du Sapir.
Notes
[1] la liste des publications des Editions du Rocher met au défi de distinguer une quelconque ligne éditoriale
[2] déjà, Glantz. Les ouvrages "grand public" de Glantz ne sont pas encore écrits, mais Sapir a bien repéré ses premières publications, extrêmement techniques, sur le sujet
[3] cela semble une évidence maintenant, mais rappelons-le: La Mandchourie oubliée est également débarrassée de tout aspect idéologique. L'URSS est ici regardée par un chercheur objectif
[4] pour n'en citer qu'un, que l'infanterie japonaise qu'écrase Joukov était une division de bleusaille, et non une unité aguerrie par la guerre en Chine
[5] suivez mon regard...
[6] d'autant que Sapir rate complètement le fait qu'il n'y a aucun lien avec l'art opérationnel. Si une comparaison aurait pu être pertinente, ça aurait été avec les combats de rue de Stalingrad...
[7] par exemple, ici, ici, là - où l'on considère le Sapir comme un "VRAI chef-d'oeuvre" -, ou encore ici
12 réactions
1 De Clayroger - 16/03/2011, 11:34
Merci pour cette analyse de cet ouvrage important, même si comme vous l'indiquez, il comporte quelques faiblesses.
Mais il est si rare de lire des textes de cette qualité en langue française.
Juste une remarque sur votre blog que je trouve très intéressant et très bien écrit : Pourquoi ne pas commencer chaque fiche de lecture avec un chapo qui résume l'ouvrage chroniqué : Auteur, titre, éditeur, année de publication, nb de pages, index ? bibliographie ? cartes ?
Je pense que cela apporterait un plus significatif.
Bien cordialement
2 De le lecteur - 16/03/2011, 20:21
Excellente idée d'une section résumant quelques données d'édition sur l'ouvrage. Je vais voir si j'ai un moyen ergonomique de le faire. (Cette plateforme de blogging a quelques limitations dès qu'on veut faire un truc particulier).
3 De Jacques Sapir - 17/03/2011, 09:01
Je ne suis pas loin de partager votre point de vue!
Effectivement, j'ai été limité par l'éditeurs à des sources "occidentales" pour l'essentiel (le lecteur français ne lit pas le russe m'avait-on dit). C'est grâce à Laurent Henninger que j'ai pu glisser un peu de sources ou de références "exotiques".
je reconnais parfaitement ma dette à Coox et à Drea. Je ne lis pas le japonais. Je ne suis cependant pas sur que la division japonaise envoyée au nomonhan ait été complètement composée de "bleusailles" comme vous l'affirmez. Son encadrement était expérimenté.
Sur le fond, j'ai simplement voulu faire un livre d'initiation. Il ne se compare absolument pas avec la magnifique trilogie de Jean Lopez.
La fin du livre -excusez moi de vous contredire - est en fait le passage le plus important. Mon but n'était pas de faire de l'histoire militaire, même si c'est un genre que je respecte. J'ai voulu remettre dans son contexte sociétal le développement de l'art de la guerre soviétique. La notion de "fétichisme du capital" y est centrale. C'est probablement un peu difficile à lire et si l'on ne cherche qu'une histoire-bataille on peut effectivement sauter les deux derniers chapitres. Mais si l'on veut comprendre les racines de l'art de la guerre soviétique alors il faut faire l'effort de les lire.
Votre
Jacques Sapir
4 De Jacques Sapir - 17/03/2011, 09:06
Je ne suis pas loin de partager votre point de vue!
Vous me flattez!
Effectivement, j'ai été limité par l'éditeurs à des sources "occidentales" pour l'essentiel (le lecteur français ne lit pas le russe m'avait-on dit). C'est grâce à Laurent Henninger que j'ai pu glisser un peu de sources ou de références "exotiques".
je reconnais parfaitement ma dette à Coox et à Drea. Je ne lis pas le japonais. Je ne suis cependant pas sur que la division japonaise envoyée au nomonhan ait été complètement composée de "bleusailles" comme vous l'affirmez. Son encadrement était expérimenté.
C'est un point mineur de toutes les façons. Je pense l'avoir lu chez Drea. Il s'agissait d'une unité formée en 1938 au Japon et dont c'était la toute première affectation sur le continent (ce n'était pas une unité faite de régiments expérimentés qu'on aurait retiré du front chinois). C'est un paramètre significatif pour comprendre l'appréciation qu'a pu avoir l'armée du Kwantung. On pouvait se dire "c'est normal de s'être pris une baffe, on avait mis des débutants sur le terrain" .
Sur le fond, j'ai simplement voulu faire un livre d'initiation. Il ne se compare absolument pas avec la magnifique trilogie de Jean Lopez.
L'objectif est parfaitement atteint. La comparaison avec Lopez n'est pas, à l'origine, de moi. Il m'interpellait simplement le fait qu'elle revienne dans des commentaires d'origines fort diverses.
La fin du livre -excusez moi de vous contredire - est en fait le passage le plus important. Mon but n'était pas de faire de l'histoire militaire, même si c'est un genre que je respecte. J'ai voulu remettre dans son contexte sociétal le développement de l'art de la guerre soviétique. La notion de "fétichisme du capital" y est centrale. C'est probablement un peu difficile à lire et si l'on ne cherche qu'une histoire-bataille on peut effectivement sauter les deux derniers chapitres. Mais si l'on veut comprendre les racines de l'art de la guerre soviétique alors il faut faire l'effort de les lire.
C'est l'autre hypothèse: que je n'ai rien compris aux 2 derniers chapitres, enfin surtout à l'avant dernier (car la toute fin sur la Tchetchenie est trop dans le journalisme). J'avoue m'être posé la question en arrivant là: que veut me dire l'auteur en rapport à ce qui précède? Le lien n'était pas clair.
Votre
Jacques Sapir
5 De joma - 23/03/2011, 18:15
<J'en viens à me demander si, tout simplement, les lecteurs ne se souviennent pas du choc de la nouveauté en lisant Sapir. En 1995, rien en français n'était aussi limpide. Une relecture du texte de Sapir, aujourd'hui, met en valeur la façon dont Lopez complète et enrichit le sujet. La lecture de Lopez souligne, en creux, les limites du Sapir.>
Et moi je me demande si justement ceux qui on découvert (entre guillemet bien sur) l'armée soviétique avec Lopez n'en font pas trop, comme si d'un coup la nouveautés leur ouvrait les yeux et qu'il fallait absolument le faire savoir. Mais je reconnais que j'ai du mal à juger objectivement Lopez.
J'ai lu le livre de Sapir à l'époque de sa sortie (développant mon intérêt pour l'armée rouge) et ma bibliothèque (restreinte) sur le front de l'est est composé à 80% par des ouvrages de Glantz mais je suis loin d'être un spécialiste, et pourtant Lopez ne m'a rien appris, ce qui explique sans doute mon manque d'intérêt sur son œuvre.
(et j'ai même été surpris de constaté dans Berlin que sa description de l'armée rouge ce base essentiellement sur Colossus Reborn ou Glantz arrête son étude en décembre 43, alors qu'il y a quand même eu quelques modification sur l'année 44).
Et, si tu avais lu Coox et Drea, qu'est-ce que Sapir t'aurait appris sur Nomohan? Tu dévalorises Lopez parce que tu ne trouvais rien de plus que dans Glantz; mais si je prends la partie sur la Mandchourie en 45, je ne vois pas non plus ce que Sapir ajoute par rapport au même Glantz... En fait, c'est surtout ça: on a l'impression qu'il y a 2 poids 2 mesures; ce qu'on reproche à l'un, on le pardonne à l'autre.
Je sais déjà qu'il y ait de forte chance que son prochain livre sur Tcherkassy ne fasse pas partie de mes achats futurs (surtout s'il se base essentiellement sur Zetterling et/ou l'étude du soviet staff study :p)
Et je réitère ce que j'ai dit sur Strat, Lopez à 10 ans de biblio supplémentaire sur le front de l'est qui ont bénéficier de l'ouverture des archives soviétiques, sa vision peut être effectivement plus clair que celle de Sapir, et heureusement qu'elle l'est, sinon il ne serait pas aussi bon que tout le monde le dit bien.
6 De Nicolas Bernard - 30/06/2011, 12:56
Je suis étonné du caractère pour le moins négatif de la critique d'un tel ouvrage, indéniablement précurseur, sachant que vous vous révélez dithyrambique sur le "Berlin" de Jean Lopez.
A la différence de ce dernier, en effet, qui décrit moins l'art opératif théorisé par les Soviétiques que celui vu par le Brigadier General Shimon Naveh, Jacques Sapir en offre une description plus rigoureuse et bien mieux contextualisée (même si je diverge avec son affirmation selon laquelle "l'art opérationnel" a été inventé par les Soviétiques).
Son analyse lui permet d'en souligner les lacunes, liées aux pathologies de la société soviétique qui ont été insuffisamment prises en compte par certains des cerveaux de l'Armée rouge tels que Toukhatchevski (à la différence, me semble-t-il, d'un Svetchine ou d'un Triandafillov).
Ce que fait observer Jacques Sapir, c'est que la promotion de l'art opératif, indéniable avancée théorique qui a conduit Toukhatchevski à militer pour un accroissement sensible et immédiat des moyens matériels et humains de l'Armée rouge, a pu se retourner contre cette doctrine elle-même, compte tenu des limites industrielles et administratives de l'économie soviétique, elles-mêmes interagissant avec les pathologies de la société sous Staline.
Tout d'abord, en effet, accorder la priorité à l'accumulation des chars s'est simultanément traduit par des sacrifices technologiques (absence ou insuffisance d'équipements radios, entretien lacunaire) et intellectuels (manque d'expérience d'un corps d'officiers insuffisamment nombreux, formation insuffisante de la troupe). Sur un strict plan théorique, ensuite, la prédilection accordée à l'offensive a paradoxalement généré une réelle sclérose, les officiers se révélant moins flexibles sur le terrain que leurs homologues allemands (la flexibilité étant une composante essentielle de la doctrine militaire teutonne, sur le plan tactique... comme opérationnel). Enfin, et c'est ce qu'ont surtout observé d'autres spécialistes anglo-saxons ou russes, la production accélérée d'armement a impliqué la gestion d'une économie de guerre en temps de paix, ce qui a certes enchanté une myriade d'administrateurs communistes, mais a rogné sur les biens de consommation, alimentant le mécontentement populaire.
Or, et sachant que Jacques Sapir n'insiste pas assez sur ce point, le renforcement de la bureaucratie et cette crise du moral (facilitée par la guerre contre les paysans) semblent avoir lourdement pesé dans le lancement de la Grande Terreur à partir de 1936-1937, Staline s'attachant à reprendre le contrôle de ladite bureaucratie tout en épurant la société de ses éléments réputés "anti-soviétiques". A noter sur ce point que la liquidation des cadres a également permis au maître du Kremlin de chercher le soutien de l'opinion publique, en lui livrant des boucs-émissaires, confortant son propre mythe, son propre culte, faisant de ce dictateur un grand leader trahi par ses subordonnés...
Toujours est-il que ces mécomptes, aggravés par la Grande Terreur (qui semble, à mon avis, en découler), ont joué un rôle non négligeable dans la crise de l'Armée rouge précédant l'invasion allemande de 1941. Ils n'étaient, au demeurant, pas tous résolus en 1945, compte tenu de dysfonctionnements persistants de l'Armée rouge en matière, notamment, de transports de troupes.
Bref, pour brillant qu'il soit, le concept théorique de "l'art opératif" tel que vu par les Soviétiques (ou plutôt des Soviétiques), et en tant qu'il a généré l'ambition d'une succession d'opérations en profondeur censées offrir à l'U.R.S.S. une victoire décisive et rapide, s'est révélé inadapté aux réalités soviétiques. Ce qui aboutit au passage qui, selon moi, est le plus important du livre de Jacques Sapir (p. 56) : "On doit donc s'interroger, si on ne veut pas tomber dans la fascination et l'hagiographie, sur les conditions de la réflexion théorique dans le domaine militaire en U.R.S.S. dans les années trente. L'écart entre les concepts et les moyens pour les exécuter, s'il est inévitable et même parfois positif puisqu'il pousse à l'amélioration des moyens, ne doit pas aboutir à rendre ces concepts inapplicables, sous peine de traduire un défaut de l'élaboration conceptuelle elle-même. Les concepts opérationnels sont faits pour être traduits en actions, et non pour figurer dans des anthologies, aussi brillants qu'ils soient ou aient été." Interrogations que Jacques Sapir cherche à résoudre en s'intéressant aussi bien au facteur humain (Toukhatchevski) que politique (le stalinisme), ou culturel (la mentalité soviétique), ainsi que sociétal (d'où les "pathologies" décrites dans le dernier chapitre).
Or, le travers mentionné par Jacques Sapir me paraît devoir intéresser la démarche de Jean Lopez dans son "Berlin". Souscrivant aux théories de Shimon Naveh, lesquelles me paraissent totalement dépourvues d'esprit critique quant à l'art opératif soviétique, il succombe à la fascination - indéniable - qu'est de nature à exercer le concept soviétique. Il n'est pas loin de le proclamer trouvaille militaire du siècle, tout en constatant la persistance de dysfonctionnements soviétiques en 1941 (cf. le n°2 de "Guerres et Histoire") et en 1945 (cf. "Berlin"), sans, à aucun moment, me semble-t-il, se poser la question de leur interdépendance, tout en exagérant le rôle de Staline dans la crise de la doctrine militaire soviétique à la fin des années trente.
Dès lors, le "Berlin" de Jean Lopez, d'une grande richesse par ailleurs, me semble pécher sur le point précis qui contribue, au demeurant, à en assurer la notoriété : sa description de l'art opératif - là où Jacques Sapir se montre plus pertinent. Ce qui explique pourquoi, à mon sens, certains commentateurs ne se sont pas privés de remettre le "Berlin" de Jean Lopez en perspective.
7 De le lecteur - 30/06/2011, 15:23
@Nicolas: merci de cette longue note argumentée.
Sur l'art opératif, je retiens d'abord la nécessité d'aller lire les livres de Naveh; et au-delà de cela, je n'ai guère d'éléments à apporter en plus par rapport à vos remarques. Eh oui, Sapir donne plus de contexte, puisque la doctrine militaire est son sujet; tandis que Lopez est plus bref, puisque son sujet reste quand même la description des opérations. Et Sapir est le plus faible dans la description d'August Storm, quand Lopez est au mieux dans Vistule-Oder. Les objectifs des livres sont différents, se recoupent, soit, mais sont différents.
Sur le contexte aboutissant à la doctrine miliaire, je vous suis quand vous expliquez comment il est riche chez Sapir. Mais je ne l'ai pas souligné dans ma note car il y a une lacune gigantesque: on passe directement de 1905 aux années 30, en ne disant pas un mot sur ce que l'influence qu'ont pu avoir sur les militaires soviétiques la 1ère guerre mondiale, la guerre civile, et la guerre avec la Pologne. Alors, le texte de Sapir apporte suffisament pour qu'on lui fasse crédit. Mais il me restait en tête cette bizarrerie (1905 plus important, dans le livre, que 1914-1920), qui m'amenait à penser que le contexte ne pouvait pas avoir été systématiquement exploré.
Au-delà, je connais bien trop mal la période pour apprécier la pertinence des purges ou des choix industriels. Je me souviens que L'Archipel du Goulag explique que les purges ont toujours eu lieu, et qu'il y en régulièrement eu avant celle de 1936-37, même si cette dernière dépassait les autres en violence. Aussi, je ne pense pas tout de suite à un impact moral singulier. De même, si les choix industriels ont sans doute entrainé la "gestion d'une économie de guerre en temps de paix", il en était de même en Allemagne en 1937-39 (avec pénuries et rationnement), sans qu'un quelconque impact sociétal ait été perçu.
Enfin, sur les commentaires un petit peu "pour qui il se prend?" contre Lopez, ils sont, ou bien sur des petites inexactitudes de détail; ou bien sur le fait que "Lopez n'apporte rien, tout est déjà dispo en anglais"; ou bien enfin sur "l'art opératif était déjà fort bien expliqué chez Sapir". Je ne reviens pas sur les 2 premiers points, mais je souscris au 3ème: comme tel est le sujet de Sapir, le point est plus fouillé chez lui.
PS: la critique du livre, relisez-là, est en fait positive. Je ne sais pas pourquoi on ne s'en rend compte que quand on la lit une deuxième fois...
8 De Nicolas Bernard - 30/06/2011, 19:36
Sur Naveh : la lecture en est effectivement indispensable, ne serait-ce que parce que cet auteur ne se contente pas, comme Glantz, de décrire l'art opératif, mais le dissèque et l'analyse. J'ai beau considérer certaines affirmations (telle que sa relecture historique de la doctrine militaire soviétique, ou des doctrines allemandes) discutables, l'ouvrage n'en reste pas moins très clair, et passionnant. Jean Lopez l'a admirablement synthétisé dans "Berlin", et son enthousiasme, visible, se comprend parfaitement - même s'il aurait du creuser le sujet. A toutes fins utiles, si vous aimez les comparaisons armée allemande - Armée rouge, je vous recommande Mary R. Habeck, "Storm of Steel. The Development of Armor Doctrine in Germany and the Soviet Union 1919-1939", Cornell University Press, 2003. L'ouvrage m'a aidé à y voir plus clair dans l'émergence de la Panzerwaffe et de l'art opératif soviétique.
Sur l'économie de guerre en temps de paix et les origines de la Grande Terreur : les divers travaux consacrés à la période soulignent une incontestable impopularité du régime, découlant notamment (mais pas uniquement) d'une crise des biens de consommation, dont la part dans le P.I.B. est véritablement rognée par le budget militaire au cours des années trente. Il est intéressant de voir que cette dérive avait été redoutée par divers penseurs soviétiques tels que Svétchine et Triandafillov. Ces derniers avaient mis en garde le régime à l'encontre de l'abandon de la N.E.P., pour maintenir la cohésion entre paysans et classe ouvrière, cohésion qui sera finalement menacée par les transformations découlant des plans quinquennaux, de la collectivisation, et de la militarisation de l'économie (cette dernière résultant d'un durcissement des tensions internationales à partir de 1931).
Quant à l'Allemagne nazie, elle connaît des restrictions à la même époque, mais le niveau de vie reste en définitive plus élevé qu'en U.R.S.S. La militarisation de la production n'a pas entraîné, comme en Union soviétique, cette grave pénurie qui constituera le lot quotidien des ressortissants soviétiques. Sachant que ledit niveau de vie allemand ne profitera pas à ceux qui ont été exclus de la Volksgemeinschaft, bien entendu.
Sur le "Berlin" de Jean Lopez : n'allez pas croire que j'ai détesté l'ouvrage.
Ce que je ne suggérais pas
J'en ai publié une critique très favorable sur histobiblio.com, et je ne cherche pas à prétendre qu'il n'apporte rien de plus que les Anglo-Saxons, puisque l'affirmation me semble exagérée. En effet, et même si M. Lopez me paraît accorder bien trop de crédit à David Glantz, je considère qu'il sait généralement faire preuve d'un salutaire esprit critique envers ses sources. Que ces dernières soient essentiellement secondaires ne me pose aucun problème, dans la mesure où il fait oeuvre de synthèse et de vulgarisation et ne s'en cache pas (au moins cite-t-il ses sources et ne se les approprie-t-il pas, ou peu). Je persiste à penser que cette mise à disposition du public français des données de l'historiographie allemande et anglo-saxonne sur le Front de l'Est devait être faite, et il s'en est acquitté avec talent. Que certains de ses livres soient entachés d'erreurs ne me paraît pas davantage discutable (cf. mes commentaires sur son histoire de l'art opératif, entre autres), mais comme le disait l'historien Florent Brayard, "le livre parfait est celui qu’on n’écrit pas".
9 De CM - 09/07/2011, 21:50
Pour rebondir sur ce débat de haute tenue, et revenir sur l'une des critiques fréquemment faite à Lopez (et que je partage) de se baser sur des ouvrages de seconde main en anglais ou allemand, il est important de la replacer dans son contexte (pour ce qui me concerne en tout cas) : il s'agit avant tout de "pondérer" le flot, voire le tsunami de louanges dithyrambiques deversés à tombereau sur une oeuvre qui a des qualités certaines (surtout les deux derniers : Berlin et Tcherkassy) mais n'apporte pas grand chose de plus à ceux qui ont déjà lu les mêmes livres que lui... Désolé de le dire et je ne suis pas le seul.
Comme Nicolas Bernard, écrire à partir de sources secondaires ne me pose aucun soucis, surtout lorsque c'est aussi bien fait.
Mais de là à crier au "chef d'oeuvre" indépassable ou à affirmer "il y a désormais Lopez et les autres" (je n'invente rien, je l'ai lu il y a peu encore), c'est aller un peu trop loin dans l'excès, même si ces ouvrages ont connu un succès de librairie mérité, et encourageant pour tous.
D'où ces remarques qui sont plus des réactions de légitime tempérance que de véritables critiques.
CM
10 De Stéphane Mantoux - 16/02/2013, 15:48
Bonjour,
Intéressant de relire à plusieurs années de distance ce stimulant débat.
Je viens de relire l'ouvrage de Sapir pour les besoins d'un article sur Khalkhin-Gol et je me rends compte que j'ai beaucoup progressé sur l'analyse du livre lui-même et des critiques qu'on peut y faire -tout comme de la comparaison avec Jean Lopez- après avoir accumulé d'autres lectures.
Cordialement.
11 De le lecteur - 16/02/2013, 16:22
@Stéphane: je serais très curieux de lire les réflexions que cette re-lecture ont données !
12 De Stéphane Mantoux - 17/02/2013, 11:43
Hello,
C'est en ligne, je viens de le publier.
Je reste encore en deçà de ce débat car je n'ai pas encore lu quelques ouvrages cités (Naveh, Habeck) mais sur un point en particulier, par contre, je suis peut-être un peu plus précis en raison de mon propre travail.
Cordialement.