Parfois je vais au supermarché. En me baladant, fixé sur mes pensées, issues de la liste des courses, je jette un œil distrait par-ci par-là. Puis revenant à moi subitement, me voilà perdu entre le rayon des pâtées pour chien et celui des lave-vaisselles, et immanquablement, je me retrouve au rayon librairie. C’était il y a quelque temps déjà, et je tombe sur un livre avec un drôle de titre: L’impardonnable défaite[1] avec une belle caricature sur la couverture. Impardonnable ? Il est donc venu à l’esprit de quelqu’un de pardonner un désastre, faisant fi du Vae Victis[2]. Pardonner quoi? Pardonner qui? Et condamner, voire exécuter puisqu’on n’accorde pas de pardon? L’opus atterrit donc dans le caddie.
La défaite de mai-juin 1940, vécue comme un drame national en France, reste un événement chargé émotionnellement. Il est difficile d’y avoir un débat raisonné et rationnel, car immédiatement il se trouvera un contradicteur pour asséner des « vérités » tirées du catalogue des idées reçues sur la bataille. On attend de l'historien qu'il dépasse ce niveau et trouve des explications objectives, réfléchies et raisonnables afin de permettre au lecteur de comprendre les faits et conséquences exposés. Claude Quétel n'atteint pas ce résultat. Le titre, pour une fois, n'est pas trompeur quant au ton général de l'ouvrage. Alors que Quétel a dirigé le Dictionnaire de la Seconde guerre mondiale chez Larousse, le texte, ici, multiplie les formules subjectives, les opinions de l’auteur, les figures caricaturales. On croit lire une sorte de pamphlet accusatoire – certainement pas un ouvrage historique sérieux – en se demandant quel compte Claude Quétel pouvait bien avoir à régler. La quatrième de couverture, où l'ouvrage est présenté comme à contre-courant de l’historiographie, fait sourire: sur le fond, Quétel ne fait que rabâcher les ritournelles lues, vues et entendues depuis 70 ans.
Mais voyons dans le détail. Treize chapitres traversent la chronologie des événements depuis la victoire de 1918 jusqu’à juin 1940. Deux grands thèmes sont abordés : les aspects sociaux et politiques, et bien sûr la problématique militaire.
Les développements sur les aspects politiques et sociaux et sur les circonstances historiques qui ont amené au conflit sont le point fort du livre, même si le discours idéologique sous-jacent en atténue la portée. Si la relation des événements est bien sentie, l’analyse est orientée: il faut montrer que « l’accumulation gigantesque d’erreurs » ne pouvait amener qu’à une défaite, et qui en devenait inéluctable. L'auteur détaille les compromissions politiques, la montée du pacifisme consécutive au traumatisme de la Grande guerre (il y insiste lourdement), les échecs de la diplomatie française, et la montée des gauches avec leurs revendications sociales. On lit ce florilège sans apprendre grand-chose mais avec intérêt, tout en sursautant à chaque envolée, je ne dirais pas lyrique, mais frappée au coin de l’émotion. Etait-ce bien nécessaire?
Si les faits rapportés sont justes, on reste dans le registre des explications qui n’expliquent rien. Le lien de cause à effet avec la défaite de 1940 est confus: tout ce qui est écrit s’étant produit, la France aurait-elle pu remporter malgré tout une victoire militaire? Parmi tous les paramètres, en atténuer un aurait-il eu un impact significatif, et lequel? L'ouvrage ne pousse pas l'analyse jusque là, et le réquisitoire à sens unique permet peu de comprendre le pourquoi de la percée de Sedan. Claude Quétel reste fixé sur les explications simplistes liées à la « décadence » sociale, à la perversion du monde politique, à l’hyper bureaucratie de l’administration française. Il stigmatise la République comme l'a fait Vichy dès 1940, et comme si les travaux historiques n'avaient pas progressé depuis. On a l'impression de revivre le procès de Riom[3], avec des « vérités » assénées gravement et la défaite-punition servie à longueur de chapitre. Quétel finit dans des simplifications caricaturales : un état dominant est travailleur; or la France a voté les congés payés; donc il est normal qu’elle ait perdu la guerre. Ou bien: tous les pays d’Europe se dotent de régimes dictatoriaux, or le Front Populaire prend le pouvoir en 1936, donc la France a naturellement perdu la guerre . Le malaise vient de l'impression que l’auteur semble regretter la mise en place d’un pouvoir autoritaire dans l’entre-deux-guerres - et là n'est pas son rôle d'historien.
Plus réjouissante, mais tout aussi médiocre, est la partie consacrée aux aspects militaires: un festival de points présentés avec un ton grave et sérieux comme des trouvailles inédites: matériel insuffisant, armée impréparée, inconstance et faiblesse du pouvoir politique, moral soldatesque au plus bas niveau, sans oublier un ennemi à l’organisation sans faille et à la supériorité tactique manifeste. Un coup d'œil sur les sources montre que Quétel, dans une étroitesse d'esprit qui surprend de la part d'un universitaire, s'est contenté des recherches françaises, faisant fi de la littérature internationale, souvent moins émotionnelle ou plus argumentée[4]. Par moments, même, Quétel fait des contre-sens, et semble n'avoir pas lu correctement les ouvrages sur lesquels il s’appuie sa démonstration[5].
Et sans doute cela vient-il de la thèse qui sous-tend l'ouvrage: la France a été battue par des abandons politiques et sociaux, et la question militaire est simplissime à traiter: elle n’est qu'une conséquence mécanique du reste. Or la défaite de 1940 s’est déroulée sur le champ de bataille. Voilà qui a l’air idiot à rappeler, mais cette évidence semble faire défaut dans le texte, qui cherche des causes majoritairement extramilitaires à une défaite militaire. L’aspect guerrier est ainsi négligé, jugé comme peu important, voire grossier: une catastrophe comme celle de mai-juin 1940 ne peut pas avoir de cause uniquement militaire, ou même majoritairement militaire. Le militaire, c’est du détail.
Mais il suffit de considérer le Royaume-Uni, dont les évolutions sociétales ou les choix diplomatiques n'ont pas été fondamentalement différents des français, pour se permettre de penser le contraire. Et pour de nombreux historiens[6], ce sont d’abord les qualités jointes d’une stratégie claire et d’un mode opératoire innovant, doublé de l’effet de surprise, qui forment la base du succès allemand. Les causes sociétales ne suffisent pas. En 1940, c’est d’abord l’armée allemande qui bat l’armée française, parce qu’elle est la plus intelligente et la plus forte au moment de ses batailles. Quétel est loin de tout cela, son analyse est superficielle.
En conclusion, et pour rester dans les limites de la plus extrême modération, ce livre est mauvais. L'impardonnable défaite a un ton si émotionnel et immature, et une vision si outrageusement biaisée, qu'on est surpris qu'il puisse être publié et susciter une telle attention medias. Il donne l'impression, pour citer Robert Paxton que « Vichy a bien gagné la bataille de la mémoire ».
Impardonnable en effet !
Notes
[1] Le titre est bien sûr une référence à L'étrange défaite, de Marc Bloch, dont on sait que ce titre n’est pas de l’historien assassiné par les Allemands en 1944, mais de son éditeur posthume
[2] Malheur aux vaincus, phrase qu’aurait prononcée le Gaulois Brennos, à une époque lointaine où le Celte eut le dessus sur le Latin
[3] "Riom? Rions!", avait résumé Pierre Dac sur Radio Londres
[4] Voir notamment Maurice Vaïsse (Dir.), Mai-juin 1940 - Défaite française, victoire allemande sous le regard des historiens étrangers, Autrement, 2000, rééd. 2010
[5] Un exemple parmi d'autres: il affirme que les DLM n’étaient équipées que d’automitrailleuses, alors qu’elles était équipées de l’excellent SOMUA
[6] KH Frieser, Le mythe de la guerre Éclair, Belin 2003 - voir ici; Ernest R. May, Strange Victory, Hitler’s Conquest of France, 2000; John Delaney, The Blitzkrieg Campaigns, 1996, Denis Shovalter; ou Julian Jackson. Etc.
14 réactions
1 De pionpion - 25/08/2012, 07:58
Un bel achat d'impulsion qui déçoit, forcément... La collection Tempus est quand même très inégale, c'est dommage
2 De ap - 25/08/2012, 12:27
Sans avoir lu ce livre, je dirais qu'il y a un public qui aime qu'on lui répète ce qu'il croit déjà, et que ce marché est souvent plus vaste que la niche de lecteurs critiques intéressée par des idées nouvelles (à condition qu'elles soient bien argumentées). Je vois le mal partout et j'aurais tendance à soupçonner qu'un éditeur soucieux de son retour sur investissement préférera donc, aux fastidieuses analyses qui tentent de nuancer une réalité complexe et mouvante, les "révélations" qui confirment ce que le consommateur veut croire. C'est encore plus vrai en politique, et la défaite de 40 est un sujet que les Français semblent encore bien incapables d'aborder de façon dépassionnée. Je me souviens d'un certain François Fillon, il n'y pas si longtemps, qui abordait à l'Assemblée "la responsabilité du front populaire dans l'effondrement de la nation". Le trolling est une noble tradition en politique, loin de moi l'idée d'en contester l'utilité tactique, mais intellectuellement tout ça ne vole pas haut; c'est précisément ce qui à l'époque m'avait fait acheter strange victory et le mythe de la guerre éclair: pour enfin sortir du carcan des dialectiques gaullistes, vichystes et communistes.
3 De Tietie007 - 25/08/2012, 14:02
Cette critique m'évitera d'acheter le livre !
4 De Stéphane Mantoux - 25/08/2012, 15:57
Effectivement la collection Tempus fournit un peu de tout : personnellement je regarde en détail les livres et ce même quand j'en prends un qui ne m'inspire pas, pour le critiquer, comme le fait cette fiche.
Claude Quétel semble être un historien touche-à-tout et ce n'est déjà pas bon signe : l'orientation idéologique que vous décrivez confirme. Votre dernière phrase sur la citation de Paxton résume sans doute bien le problème...
Cordialement.
5 De Didi - 26/08/2012, 18:11
Toujours aussi intéressant. Pas de diffusion de l'article sur Stratégikon par contre ?
C’est que ce n'est pas moi mais clayroger qui a fait la chronique, et je ne veux pas faire de reproduction de son texte à droite à gauche sauf s'il en éprouve le besoin immédiat.
6 De Jesse Darvas - 03/09/2012, 17:21
Le passionnant ouvrage de May sur le même sujet auquel vous faites allusion en note me paraît très peu commenté en français (même pas traduit semble-t-il)! Je lirais avec grand intérêt une recension de votre part sur ce livre qui a le mérite d'aborder les théâtres militaires, diplomatiques et politiques. Il est d'ailleurs frappant de constater que May, rendant hommage à Marc Bloch, valide son intuition première: la crise de 1940 est une défaite de l'état-major et non une crise du moral des troupes. L'image de la débandade des armées françaises vaincues a si bien imprimé les mémoires que le mythe selon lequel les soldats allemands étaient plus motivés ou plus courageux que les français s'est installé pour longtemps. May va au-delà de l'analyse de la supériorité tactique et stratégique (mais non matérielle) des allemands et relève aussi un certain nombre d'opportunités manquées et de coups de chance. Le point le moins clair dans son ouvrage à mon sens est le jugement à porter sur le général Gamelin et son remplacement pile au moment où il s'apprêtait à lancer une contre-offensive - le délai supplémentaire lié à la prise de fonction de Weygand tuant dans l'oeuf ce projet (qui avait sans doute peu de chance de succès).
7 De Clayroger - 03/09/2012, 17:34
Le livre de May est effectivement sur ma liste. Décidément on va lire de nombreuses chroniques sur mai-juin 40, au risque de lasser peut-être les lecteurs. Mais je pense qu'effectivement c'est un sujet intéressant de débat, et de lecture.
Cordialement,
8 De Nicolas Bernard - 18/09/2012, 10:55
Bonjour,
Je trouve votre chronique peut-être trop sévère. A toutes fins utiles, voici la mienne - peut-être trop indulgente : http://www.histobiblio.com/L-impard...
Pour résumer, en une phrase : Claude Quétel va effectivement à contre-courant d'une historiographie ("La France a perdu la bataille de mai-juin 1940 grâce à la faute à pas de chance, les Allemands ne sachant même pas ce qu'ils faisaient") que je désapprouve également, même si je reconnais que "L'Impardonnable Défaite" aurait gagné à être davantage nuancé, et même si je ne rejoins pas toutes ses affirmations.
Sans rapport, mais ça pourrait vous plaire : David Stahel, "Operation Barbarossa and Germany's Defeat in the East", Cambridge University Press, 2009.
Bien cordialement,
Nicolas BERNARD
9 De le lecteur - 18/09/2012, 14:43
@Nicolas Bernard: j'avais bien lu votre critique, après que celle de Clayroger avait été publiée. Plusieurs fois, je me rendais compte que vous aviez effectivement lu le même livre: on retrouvait des sensations communes entre vos deux points de vue. Je suis, comme Clayroger, extrêmement critique quant aux conclusions de Quétel sur une défaite "inévitable" et sur la relation de cause à effet entre des courants de société et des événements militaires sur le terrain. (Par contre, on est tous d'accord quand à l'inanité du commandement français - mais, justement, se focaliser sur les autres dimensions est une façon de faire passer cette lacune au second rang. hum...).
10 De Nicolas Bernard - 18/09/2012, 16:14
Bah, disons que j'apprécie parfois les pavés dans la mare, et qu'en 2010 j'étais franchement excédé par la tendance historiographique susmentionnée, laquelle repose sur une énorme aporie : si, nous dit-on, les Allemands étaient si nuls qu'ils n'avaient même pas conçu la guerre-éclair - ce qui est archi-faux, même le général soviétique Isserson l'avait bien vu, et Karl-Heinz Frieser me semble davantage reformuler la notion qu'il ne la nie - et qu'ils modifiaient leur plan de route au jour le jour - ce qui est à demi-faux, Hitler sachant pertinemment ce qu'il faisait, à la différence de ses généraux -, alors que dire du camp d'en face, qui trouve le moyen de perdre la bataille face à pareils amateurs ? Contradiction que cherche à résoudre Jean-Philippe Immarigeon en insistant sur le choc de deux doctrines militaires basée, l'une, sur l'ordre (le management stratégique) et, l'autre, sur le chaos (la guerre asymétrique), mais à ma connaissance, il est bien le seul à avoir trouvé une explication aussi forte...
11 De le lecteur - 18/09/2012, 23:38
Le fait est qu'on peut parfois, à force de lire des textes entrant dans le détail, avoir l'impression que les allemands était "nuls". Et qu'il ne faut surtout pas tomber dans le piège: il n'y pas de valeur "absolue" en la matière, mais seulement relative: on est ou bien meilleur ou bien plus mauvais que l'adversaire, mais on ne peut pas être juste "nul".
12 De Nicolas Bernard - 19/09/2012, 16:08
Navré, mais il n'y a pas à creuser les textes dans le détail pour y retrouver l'affirmation litigieuse. "Les Allemands sont nuls en stratégie, en opérationnel et même parfois en tactique, seul leur professionnalisme a permis de faire illusion, le Blitzkrieg n'existe pas", déclarait Laurent Henninger lors d'une table ronde organisée à l'Ecole militaire deux ans auparavant, à propos du désastre français de 1940. Une allégation qu'il n'hésite pas à coucher sur le papier, dans la mesure où elle surnage dans plusieurs de ses contributions. Il a d'ailleurs contaminé Jean Lopez, qui finit par la reprendre plus ou moins à son compte dans son "Berlin"... J'ai beau être fasciné par la réflexion de Laurent Henninger sur la guerre en général et "l'histoire-bataille" en particulier, il me faut admettre, avec amertume, que ses prises de position sur la valeur militaire de la Wehrmacht sont franchement discutables. Et je ne suis pas pour autant un thuriféraire de ladite armée, ni pétainiste - comme certains thuriféraires du régime de Vichy ont pu récemment s'en rendre compte.
Après, je suis bien d'accord avec vous : la compétence d'un général, la valeur d'une armée, la puissance militaire d'un pays, s'apprécient à l'aune de l'adversaire. Mais cette logique comparative est loin d'être mise en pratique. Je ne reviens pas là dessus, estimant avoir déjà suffisamment fait part de mes positions à ce sujet.
13 De le lecteur - 19/09/2012, 16:44
Je vais préciser ce que j'entendais par "regarder dans le détail", car j'étais elliptique.
Dès qu'on regarde de près un système, quel qu'il soit, on voit les failles et les défauts, et si on reste à ce niveau, on peut garder une énorme impression de fragilité. Par exemple si on observe comment est fabriqué un avion, que l'on se demande comment la conception est faite, ce qui est testé et comment, d'où viennent les composants, comment est fait "pour de vrai" l'assemblage, à quoi ressemble la maintenance... On va alors prendre conscience de centaines de détails à risque, de tous plein d'arrangements manuels, de nombreuses rustines. (Et le même phénomène est vrai si on regarde, par exemple, comment fonctionne la salle d'opérations d'un hôpital...).
On a vite fait de ne voir plus que ces risques, et de perdre de vue que le système, globalement, tourne quand même, et à peu près correctement.
14 De Tietie007 - 04/03/2014, 22:54
Je suis en train de le lire. Propos un peu confus et assez mal charpentés ...j'ai bien aimé le passage sur le pacifisme français intégral. Par contre, le propos est assez orienté style "c'est la faute du front populaire" ...on sent très bien que Quétel n'est pas neutre.