Les interprétations historiques du court 20 siècle, celui défini par Hobsbawm et qui est terminé depuis plus de 20 ans, sont au cœur de ce livre posé et accessible qui, en tirant différents fils, montre le mouvement de la matière historique, et la richesse des réflexions chez les historiens, les sociologues, les philosophes.
L'auteur indique qu'il ne compose pas une étude complète, mais qu'il réunit dans un texte cohérent une dizaine d'articles, parfois en les ré-écrivant complètement, mais sans prétendre trouver une structure d'ensemble. Il présente plusieurs approches liés à la perception du 20ème siècle, comme on éclairerait un sujet sous différentes lumières. S'il n'y a pas forcément un lien ou une progression entre les chapitres, le lecteur est à chaque fois intéressé par la diversité des sources et la clarté de l'exposition.
L'idée du court 20 siècle s'est imposée dans le public suite au succès du texte d'Hobsbawm. Enzo Traverso montre à la fois comment cet essai met des mots sur le sentiment général après la chute du mur du Berlin et donne un premier cadre d'interprétation historique du "temps long", et comment il est limité par son euro-centrisme. Les pays colonisés, le Japon, l'Amérique Latine ne peuvent se reconnaître dans 1914 et 1991, les deux bornes du court 20ème siècle. Et si on ne prend pas un point de vue politique ou diplomatique, et que par exemple on considère l'histoire sociale, le découpage ne fonctionne plus du tout.
Ceci introduit plusieurs de "champs de bataille". Le premier est l'interprétation des révolutions, les comparaisons entre 1789 et 1917 et ce qu'elles dévoilent des points de vue politiques des auteurs. Car après la chute du communisme, et la disparition de tout rêve utopique, il est devenu plus difficile aux historiens de se souvenir de l'espérance qui animait les populations, et la tentation est de rendre le déroulement des faits "mécaniste". C'est ainsi qu'avec Furet[1] la Terreur de 1793 est consubstantielle à la Révolution, qu'on ne peut séparer l'une de l'autre, et que le modèle se reproduit pendant la révolution russe, Octobre 1917 aboutissant à la Tchéka. Le programme politique de ces historiens, indique Traverso, se dévoile en ce qu'ils oublient, dans leur volonté "anti-Lumières", la part qu'ont eu, dans la perversion des premières idées révolutionnaires, à la fois la guerre civile et l'invasion par des puissances étrangères, quand bien même là aussi il y a similitude entre les deux révolutions. Le talent modeste d'Enzo Traverso consiste à expliquer tout ceci avec calme et simplicité, sans jamais dénigrer le travail de tel ou tel historien, tout en en soulignant les biais ou les limites[2]
Un autre aspect est l'histoire des totalitarismes et les nombreuses comparaisons entre fascismes, par exemple en rapprochant leurs aspects culturels (ainsi chez Mosse), ou en identifiant des filiations idéologiques remontant à l'affaire Dreyfus (ainsi chez Sternhell). Et si on insiste aussi sur les aspects "révolutionnaires" des mouvements fascistes ou nazi - en oubliant ce qu'ils avaient de foncièrement conservateurs dans le respect des élites en place - ces comparaisons permettent un rapprochement avec le communisme, amenant un Furet à parler de "complicité" ou un Nolte à voir l'un comme une "copie" de l'autre. Enzo Traverso rappelle ce que la distance fait oublier: communisme et fascismes poursuivaient des buts révolutionnaires mais leurs révolutions étaient aux antipodes: l'une économique et sociale, l'autre 'culturelle, morale, psychologique et politique' mais ne visant certes pas à détruire le capitalisme (...). L'une se voulant l'héritier des Lumières, et l'autre le fossoyeur.
Un troisième thème, encore ouvert, est la place de la Shoah aussi bien dans l'histoire du nazisme que dans celle du siècle. Traverso résume les controverses des années 1980 (en particulier l'échange épistolaire entre Martin Broszat et Saül Friedländer). Faut-il en voir un aspect parmi d'autres de l'histoire des années 1940, est-ce au contraire l'élément central du nazisme? Comme le rappelle Habermas lors de la querelle des historiens, on ne peut pas, si l'on raconte la résistance désespérée des soldats allemands contre l'avancée soviétique en 1944, rappeler que ces efforts assuraient la protection des civils en fuite sans souligner symétriquement qu'ils étaient la condition indispensable au maintien en fonctionnement des camps d'extermination. Toute tentative d'historisation de l'ère nazie butte donc sur Auschwitz.
Mais les historiens peuvent choisir où mettre la cause et où mettre la conséquence: certains voient dans l'antisémitisme nazi un effet collatéral ou un moyen vers un autre but (pour prendre un exemple récent, chez Götz Aly, le pillage systématique des victimes nourrit l'effort de guerre), alors que d'autres prennent l'antisémitisme comme le ressort ultime de la politique nazie, cad, et surtout après 1942, plus important que les considérations économiques ou militaires. Les deux points de vue coexistent toujours, et tout le propos de Traverso est de montrer que ces perspectives restent liées à l'histoire personnelle et à l'environnement des auteurs: D'un côté, il y a les historiens qui, en menant des recherches essentiellement dans les archives, focalisent l'attention sur les structures, l'idéologie, et la politique de l'Etat nazi. Ils sont, dans leur grande majorité, allemands. De l'autre , il y a les historiens qui procèdent à une reconstitution du passé fondée principalement sur la mémoire des victimes, conservée tantôt dans une vaste littérature de témoignage, tantôt dans leurs souvenirs. Ils sont, dans leur grande majorité, juifs.
Enfin, la Shoah, à mesure qu'elle est devenue un événement central de l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale, a fait l'objet de comparaisons avec d'autres actes de destruction indiscriminée d'une population - de Hiroshima aux indiens d'Amérique en passant par le Rwanda ou les famines provoquées par la colonisation en Inde ou en Afrique. Le sujet est récent et Traverso en résume les principaux thèmes, concluant que s'il y a une singularité à la violence de la Shoah, c'est dans la simultanéité entre "violence froide" - camps d'extermination, bombe atomique - qui suppose une distance physique entre l'exterminateur et une masse de victimes anonymes, et une "violence chaude" - la Shoah par balles, le sac de Nankin, les machettes du Rwanda, les américains au Vietnam -, le tout en faisant une malheureuse synthèse des violences du 20ème siècle.
Traverso tire encore d'autres fils - sur la figure de l'historien exilé, par exemple. Un chapitre porte sur les apports de Foucault et d'Agamben sur la pratique historique, mais, je l'avoue, j'ai été perdu par le maniement de concepts de philosophie dont je suis peu familier et par leur inévitable jargon. Dans cette partie (heureusement déconnectée du reste), le tour réussit moins bien .
Je ne peux que recommander la lecture stimulante de ce texte érudit mais simple d'accès, et qui frappe chaque page par son honnêteté dans la façon de présenter les sujets de désaccord et les controverses entre historiens.
12 réactions
1 De CM - 17/10/2012, 09:37
Bonjour lecteur,
Merci de ce cette fiche (plus courte que les autres... le sujet ? manque de temps ?), et content de revoir le "coeur" de ce blog se réactiver, car ce qui fait son intérêt.
Je ne connaissais pas ce livre et ce commentaire me donne en vie de l'acquérir. Au-delà des aspects liés à la 2ème GM, y a-t-il des développements intéressants sur la Grande Guerre ?
Sinon, je ne peux malheureusement engager de débat sur ces points sans avoir lu le livre, tant il s'agit là de questions que je découvre.
Cordialement,
CM
2 De le lecteur - 17/10/2012, 10:23
Manque de temps... un petit peu ces dernières semaines. C'est en fait la première fois qu'il me faut presque une semaine entre terminer le livre et en écrire le commentaire. Disons que c'est conjoncturel...
Il n'y a pas dans le livre d'Enzo Traverso de développement sur la Grande Guerre. On évoque ici ou là le traumatisme qu'elle fut, par exemple pour montrer, dans l'histoire des facismes, que ce que la violence anonyme et massive de la 1GM rend envisageable donne une dimension autrement plus dangereuse aux idées fascistes des années 1920 qu'à celles, seulement "intellectuelles", des anti-dreyfusards d'avant-guerre.
3 De CM - 18/10/2012, 09:03
Merci. Cela m'intéresse toujours même si l'impasse faite sur les liens entre WW1 et WW2 me gêne toujours. Soit c'est la même guerre (cf concept de "guerre civile européenne de 30 ans"), ce qui est inepte historiquement, soit cela n'a rien à voir, ce qui est faux aussi.
Or, il y a des liens intéressants qui n'ont été que peu explorés (à moins que je ne sois passé à côté de quelques livres là-dessus).
CM
4 De pionpion - 18/10/2012, 12:30
Très dubitatif vis-à-vis des hypothèses de Traverso, qui dissimule derrière sa modestie des partis-pris politiques qui pèsent sur ses analyses. Deux rectifications : Furet ne parle pas de "complicité" hors la période du Pacte germano-soviétique ; et Nolte n'en fait jamais une "copie" mais une "surréaction", ce que Furet (assimilé abusivement à Nolte par Traverso) n'a jamais accepté. Pour ce dernier, l'antécédence du bolchevisme sur le fascisme n'est pas le problème, elle est même dangereuse parce qu'elle nourrit chez Nolte la tentation de disculper l'histoire allemande. Enfin, cette idée que les idées sur la Shoah sont liées à l'environnement des auteurs est dangereuse, parce que cela impliquerait qu'ils parlent au nom de leur "position de classe", ce qui est un déterminisme particulièrement étroit et contestable.
5 De le lecteur - 18/10/2012, 13:16
Il y a bien le problème de la position même Traverso, cad dans quelle mesure cette "posture d'arbitre" est-elle crédible étant donné ses propres opinions, son propre environnement. S'il a besoin de se dissimuler, son ton modeste et posé est fort habile.
6 De pionpion - 18/10/2012, 13:56
Pour compléter le débat, une recension d'un autre lecteur : http://tempspresents.wordpress.com/...
7 De le lecteur - 18/10/2012, 14:13
@pionpion: très intéressante recension d'un autre livre du même auteur.
Je dois dire que je n'ai pas reconnu des aspects polémiques ou si biaisés dans le livre que j'ai lu; en même temps, cette "histoire comme champ de bataille" n'est pas un livre de combat (mais se voudrait plutôt comme un tour l'état de l'art). Je n'aurais pas deviné l'appartenance à une "organisation politique révolutionnaire" de l'auteur.
Par contre, je saisis mieux l'attention ou la sympathie que Traverso a pour les historiens qui prennent d'abord comme base de travail les témoignages (plutôt que les archives): il s'agit d'abord de sa propre façon de faire. Ou encore le fait que, malgré les nombreuses limites qu'il lui trouve, Traverso préfère Hobsbawm et son ton mélancolique de perdant à l'inévitable suffisance de ceux qui écrivent du point de vue des vainqueurs.
8 De Nicolas Bernard - 18/10/2012, 15:03
Bonjour,
Deux-trois observations sur Ernst Nolte. Ce dernier verse tout de même dans l'assimilation du communisme, du fascisme et du national-socialisme. A ses yeux, ces idéologies sont certes la résultante de courants de pensée profondément hostiles à la philosophie libérale des Lumières, et se développant aussi bien à gauche qu'à droite. Mais là où cet historien des idées a pu agacer, et à très juste titre, c'est lorsqu'il a cru devoir insister sur la radicale nouveauté induite par 1917 : dans la logique noltéenne, ce qui a précédé est assimilé à la cause, c'est à dire que la Révolution bolchevique ne se serait pas seulement contentée d'être chronologiquement antérieure à l'émergence des mouvements fascistes, mais les aurait carrément générés (lesdits mouvements ne seraient qu'une réaction à la menace rouge - je résume, je résume), et les aurait inspirés dans leurs ambitions (le génocide) comme dans les moyens mis en oeuvre (les massacres par balles et les camps de la mort, le totalitarisme et l'expansionnisme). Bref, pas de Lénine, pas de Hitler, pas de Goulag, pas d'Auschwitz, sachant que ces deux systèmes totalitaires pratiquement équivalents menacent de mort notre société libérale et démocratique.
Plus discutable encore, Nolte a supposé avec "audace" que la réaction "défensive" de Hitler aurait ciblé les Juifs parce qu'il aurait imaginé, à partir d'éléments prétendument concrets, que ces derniers auraient effectivement déclaré la guerre à l'Allemagne. Et l'historien d'énumérer certains de ces "faits", tels que la soi-disant sur-représentation des Juifs dans les mouvements communistes, ou les réactions indignées du Congrès juif mondial devant les persécutions antisémites nazies en Allemagne dans les années trente, qui seraient à l'origine d'un "noyau rationnel" de l'antisémitisme, c'est à dire un ensemble de données matériellement établies - ou prétendues telles - accouchant d'un délire irrationnel, et susceptibles de le conforter.
Nolte, depuis, a varié dans ses propos, accentuant une dérive vers les négationnistes (il recopiera notamment Faurisson dans sa correspondance avec François Furet), pour finir, semble-t-il, par mettre de l'eau dans son vin, en revenant à une interprétation de plus longue durée du phénomène nazi, en le rattachant également au corpus idéologique nationaliste, völkisch et racialiste qui prend de l'ampleur au XIXème siècle. Malgré ses prises de position parfois puantes, et quoique le bonhomme soit actuellement discrédité outre-Rhin, il me paraît intéressant de le lire pour en savoir davantage sur la montée des extrêmes, en Russie comme en Europe, de même que leur legs mémoriel - voir notamment une réédition de la plupart de ses oeuvres dans "Fascisme & Totalitarisme", Laffont, coll. Bouquins, 2008, ainsi que "La Guerre civile européenne", Ed. des Syrtes, 2005 et Perrin, coll. "Tempus", 2011. A mon sens, l'une des meilleures analyses de l'oeuvre de Nolte reste celle d'Edouard Husson dans "Comprendre Hitler et la Shoah. Les Historiens de la République fédérale d'Allemagne et l'identité allemande depuis 1949", P.U.F., 2001 et "Ernst Nolte et la Shoah : mise en perspective des totalitarismes ou révisionnisme historiques ?", Revue d’Histoire de la Shoah, n°187, juillet-décembre 2007, p. 257-267. En ligne, voir http://www.edouardhusson.com/Ernst-...
Quant aux liens entre la Grande Guerre et la Deuxième Guerre Mondiale, ils ont surtout intéressé les historiens en tant que, dans les deux cas, jouait la notion de "guerre totale", outre que la Première Guerre Mondiale aurait contribué à la "brutalisation" des mentalités européennes - cf. George Mosse, "De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes", Hachette, 1999, qui limite en fait son étude à la société allemande. Cette dernière hypothèse est intéressante, même si elle me convainc encore moyennement. Ces controverses ont fait l'objet d'une bonne synthèse, à laquelle a également contribué Edouard Husson, "Les sociétés en guerre 1911-1946", Armand Colin, 2002.
Bien cordialement,
Nicolas BERNARD
9 De le lecteur - 18/10/2012, 15:56
@Nicolas Bernard: très intéressant développement, merci!
J'hésitais, sans trop savoir pourquoi, devant les livres de Husson. Je vais donc y jeter un oeil.
Mosse est déjà sur ma pile, Traverso en parlant trop pour que je n'aille pas voir par moi-même.
10 De pionpion - 18/10/2012, 18:33
@ Nicolas Bernard : Loin de moi l'idée de défendre Nolte, on est bien d'accord. Chez lui en effet le Goulag "engendre" Auschwitz. Mais son approche est importante car elle participe d'un courant de définition du totalitarisme qui s'intéresse aux origines (leur "historico-génèse") de ces régimes et non seulement à leur description statique comme chez Friedriech/Brzezinski. C'est pour ça d'ailleurs que Furet le discute (et le casse...).
Quant à la brutalisation, je considère que c'est un concept paresseux, mais je pense qu'on aura l'occasion d'en rediscuter autour de la prochaine recension du lecteur... à moins qu'il ait le temps de recenser un certain livre d'affiches...
11 De le lecteur - 18/10/2012, 19:02
Comme je lis un peu de tout, je n'ai pas encore commencé de nouveau livre d'histoire...
Mais si cela vous intéresse, j'ai dévoré un texte de David Foster Wallace (sans doute mon écrivain favori de ces dernières années): Tout et encore plus (http://www.amazon.fr/Tout-plus-encore-histoire-compacte/dp/2918002070/ref=sr_1_10?ie=UTF8&qid=1350579707&sr=8-10). On n'a jamais vu un cours de maths - de maths fondamentales, et pas les plus tristes - aussi passionnant que sous cette plume.
12 De Tietie007 - 19/10/2012, 04:55
Sur la génèse du fascisme et du léninisme, la première partie de la biographie de Mussolini, de Pierre Milza, sur la période pré-fasciste, est fort intéressante et celui-ci montre la place centrale d'un Sorel, qui, dans sa Réflexion sur la violence, attaque violemment les réformistes socialistes, dont Jaurès, mais aussi cette bourgeoisie qui ne joue pas son rôle historique, en découvrant le pouvoir émollient des réformes sociales sur la classe ouvrière. Si Mussolini a traduit Sorel en italien, et si il a été fortement influencé par le français (voir son ralliement à la guerre "sorélienne"), on peut aussi percevoir Lénine comme un farouche opposant à ce réformisme de gauche, qui endort la classe ouvrière, et si Illitch fut contre la guerre mondiale, il l'a complètement instrumentalisé pour prendre le pouvoir en octobre 17, validant l'analyse sorélienne de la nécessité d'une grève générale ou d'une guerre étrangère, pour renverser l'ordre bourgeois.