Comme la plupart des choses touchant à Rommel, ce gros volume qu'il publie dans les années 1930 est entouré de mythes. Parfois confondu avec un manuel d'instruction militaire[1], aussi bien présenté comme s'étant vendu à des centaines de milliers d'exemplaires que comme étant maintenant introuvable[2], ce texte aurait été lu et apprécié par Hitler lui-même. Mémoires de guerre, texte d'autopromotion, outil de propagande épique, glorification du combat, anticipation de ce que le personnage fera avec ses divisions blindées quelques années plus tard, il est tout cela à la fois.
L'infanterie attaque est le récit des combats dans lesquels le jeune Rommel fut engagé pendant la première guerre mondiale, d'abord à la tête d'une escouade, puis d'unités de plus en plus larges, jusqu'à quasiment faire la taille d'un régiment [3]. Il a combattu en France, puis a pris la direction de troupes de montagnes, une unité d'élite nouvellement formée, qui a affronté les roumains en 1916 puis les italiens en 1917. Le volume est centré sur ces combats de première ligne et n'inclut rien du reste de la vie militaire (recrutement, entrainement, routine, corvées, temps d'attente, convalescence après une blessure, permissions...). C'est que Rommel a mené un nombre considérable d'actions, plusieurs dizaines, et qui suffisent à remplir un gros volume.
Ces actions sont toutes des attaques, depuis le coup de main contre les tranchées d'en face jusqu'à la capture de terrain escarpé dans les Carpathes en passant par la conquête de positions fortifiées. A chaque fois, les troupes que mène Rommel l'emportent, même en infériorité numérique, même devant les plus formidables barrages d'artillerie. Les allemands prennent des dizaines, des centaines, des milliers de prisonniers. Les pertes qu'ils subissent sont presque toujours légères, se montant, quand des chiffres sont données, à une poignée de morts et quelques dizaines de blessés. L'ennemi est toujours surpris, souvent les allemands le voient fuir, ou se rendre. Le moral allemand est, dans toutes les situations, uniformément excellent. Il y a tellement de ces actions de combat que le texte en devient légèrement répétitif, d'autant que les nombreuses mais très petites cartes (toutes d'origine) ne suffisent pas à suivre, et que l'ennemi n'a guère de personnalité.
Rommel synthétise après chaque exemple des 'observations' sur la meilleure façon de mener le combat, montrant comment lui-même et ses troupes acquièrent une expérience qui contribue à chaque fois à l'emporter. Ainsi, après chaque avance, il faut s'enterrer pour se protéger de l'artillerie ennemie et se placer immédiatement en position défensive pour résister à une probable contre-attaque. Les unités de sécurité en avant du corps des troupes tout comme la circulation permanente de patrouilles permettent d'éviter de se faire surprendre - et le récit montre nombre de cas ou l'ennemi paie cash d'avoir négligé ces aspects. Poser une liaison téléphonique avec son arrière est primordial, de même que conserver ses munitions lorsqu'on est avancé loin de sa base de départ. Et si les circonstances obligent à décrocher, il faut d'abord attaquer pour se donner de l'air.
Mais tout ceci ne suffirait pas sans un commandement d'exception. Rommel décrit comment il observe chaque dispositif ennemi en détails pour décider de la meilleure façon de le prendre d'assaut. Il n'a pas de plan pré-conçu, pas de méthode particulière sinon sa vive intelligence et sa flexibilité d'esprit, utilisant suivant les circonstances mouvements tournants, feintes, tactiques d'intimidation, voire pur bluff. Et, après un succès initial, il fonce pour empêcher l'ennemi de reprendre pied, donnant une valeur inestimable aux quelques minutes qui suivent immédiatement toute avancée[4]. Comme Rommel a servi sur des multiples fronts dans des circonstances fort diverses, on a la sensation, à la lecture du texte, qu'il n'y a pas de situation impossible, qu'une troupe décidée peut conquérir absolument n'importe quelle position ennemie. Ce n'est que l'accumulation d'actions qui rappelle que l'auteur est d'évidence un des plus brillants officiers; qu'avoir traversé tant de combats sans y laisser la peau est d'abord d'avoir eu beaucoup de chance; et donc que les succès décrits doivent être pris comme l'exception et non la règle.
On le voit: L'infanterie attaque est un texte épique tout à la gloire du soldat allemand. Il n'est pas possible d'oublier dans quel contexte le volume est publié, en 1937. Rommel lui-même, bien que récipiendaire des plus hautes distinctions militaires, n'a eu qu'une carrière modeste sous Weimar et au début du nazisme. Son texte est d'abord une mise en valeur de sa propre carrière, et d'autant plus habile que la simple description de ses faits d'armes suffit. Nul besoin à l'auteur d'en rajouter pour qu'on se rende compte qu'il est un héros.
Mais tout aussi fort est le sentiment de force brute que ressent le lecteur. En se concentrant sur le combat offensif et en élaguant tout le reste de la vie militaire, Rommel rend les troupes allemandes toutes d'un bloc, sans état d'âme, ne se plaignant de rien, ne se troublant pas de leurs propres pertes, n'éprouvant aucune lassitude. Et surtout, elles sont invincibles, elles gagnent à chaque fois. Il n'y a aucune peur à avoir de l'ennemi, et d'abord des français. Et la défaite de 1918 ne peut être imputée aux soldats allemands. Le texte n'a pas même besoin de le dire tellement cela en transpire: cette défaite de 1918 n'a pas pu être militaire, elle est donc injuste. L'infanterie attaque est un texte de propagande, appuyé dans son propos, mais sans être encombré d'idéologie et en ayant la finesse de faire passer son message sans avoir besoin d'en faire une banderole.
***
PS: bien qu'ayant reçu ce volume en SP, je comptais le lire depuis longtemps. Attendait sur ma pile la traduction en anglais du texte (Infantry Attacks). Il n'y avait pas, jusqu'à cette récente édition au Polémarque, de version en français accessible au grand public.
Notes
[1] Rommel écrit un manuel pratique, destiné aux professionnels, en 1934; mais il s'agit d'un texte différent
[2] je cite ici les deux préfaciers de cette édition en français
[3] Pour ceux qui ne sont pas familiers des termes - comme moi ... - un régiment compte environ 10 fois plus de troupes qu'une escouade
[4] Lorsqu'on connait la suite de la carrière de Rommel, on reconnait nombre d'anticipations de faits d'armes en France ou en Afrique. Depuis ce réflexe de tirer en premier et le plus fort possible pour intimider l'ennemi - comme il le fera en France, mais comme cela ne marchera plus contre des britanniques obstinés à partir de 1942. Cette façon de "chercher la clé" pour emporter chaque obstacle et de ne pas s'obstiner avec une première méthode qui ne fonctionne pas, que l'on retrouve lorsqu'il franchit la Meuse. Ou encore cette anecdote, où Rommel, seul à cheval, croise une vingtaine de soldats roumains à qui il indique tranquillement qu'il faut se rendre, exactement comme il le fait quand, revenant vers son arrière en Mai 1940, seul avec son chauffeur dans sa voiture de commandement, il indique à des troupes de français de déposer les armes, dans les deux cas un pur bluff, aucun des soldats surpris n'osant l'abattre...
8 réactions
1 De bir-hacheim - 30/12/2012, 12:46
Je n'ai toujours pas cet ouvrage.
Très intéressante récension ! Merci !
2 De CM - 31/12/2012, 11:44
Cet ouvrage est avant tout un manuel, support de son cours de tactique d'infanterie. Il est rédigé par un officier issu d'une longue lignée de professeur, qui a donc été toute sa jeunesse en contact avec les méthodes pédagogiques (même s'il n'a jamais adhéré au "travail théorique" nécessaire pour réussir ses études, préférant au grand desespoir de son père le sport et les activités au grand air).
Cet ouvrage n'est en revanche absolument pas exact quant à la réalité de la carrière militaire de Rommel durant la Grande Guerre : c'est un livre truffé de mensonges, présentant les faits sous un angle toujours favorable à leur auteur, empli de galéjades et autres "tartarinades" (Rommel est Württembergeois, donc allemand du Sud).
L'examen des archives des unités montre que la plupart des faits (l'exemple type est sa prétendue "charge folle" à Bleid) est volontairement amplifié (son nom n'apparaît même pas à l'époque dans le journal des opérations du 124. Infanterie-regiment (6. Württ.) sur la prise de Bleid, conquise par un régiment contre un bataillon français) !
A l'aune de mes recherches sur sa carrière militaire, la lecture de cet ouvrage est horripilante et insupportable à deux titres au moins :
- ses descriptions d'opérations totalement fantaisistes sont encore aujourd'hui reprises partout sans aucun recul ni critique, alors qu'il suffit de comparer avec les journaux d'opérations pour en voir le caractère exagéré (pourtant croiser les sources est le B.-A.-BA du travail d'historien)
- ses faits d'arme héroïques réels rendent encore plus ridicules son soucis d'en rajouter : ce qu'il a accompli dans l'Argonne, en Roumanie ou à Matajur et Longarone est déjà exceptionnel, pourquoi a-t-il besoin de se rendre détestable en cherchant en permanence à s'attribuer une gloire qu'il ne mérite pas alors qu'il est déjà un authentique héros ?
Enfin, en tant que manuel pédagogique, il est assez inégal (que penser de la leçon à la fin du chapitre I : "dans un combat à un contre un, le succès va à celui qui a une balle de plus dans son chargeur" ?).
Ce document est surtout intéressant par la manière dont Rommel va tenter en permanence de mettre en pratique durant la SGM ses leçons, au départ de tactique d'infanterie.
Il va ainsi se révéler parfaitement adapté à la Blitzkrieg (c'est pour moi également la preuve que la Blitzkrieg n'est pas un mythe, mais le fruit d'une réflexion globale menée dans toute la Reichswehr pour résoudre l'équation de la la perte trop rapide de puissance consubstantielle à toute offensive d'infanterie) : alors qu'avant 1939, il ne connaît rien aux Panzers, il sera en juin 40, le meilleur général de Panzer-division...
Enfin, ce livre est intéressant pour ce qu'il révèle du caractère de Rommel, dans sa propension à tirer "toute la couverture à lui" en permanence, et aussi son goût et ses qualités pour l'offensive. Mais il ne fait pas s'arrêter là, car il va se révéler un parfait Maréchal des défenses fortifiées (Halfaya, puis Alamein puis Atlantikwall), et surtout il s'agit d'un homme fragile (de 1915 à 1917, il a été "couvé" par le Major Sproesser, ce qui lui a permis de ne pas sombrer à chaque revers).
Il y a donc beaucoup à dire sur ce livre et il est très regrettable que personne n'ai eu la curiosité de le faire...
Content de te revoir Lecteur !
CM
3 De le lecteur - 31/12/2012, 11:58
@Cédric
Que d'éclairages intéressants ! Un grand merci pour ce complément particulièrement précieux.
En particulier, les descriptions que donne Rommel sont suffisament riches de détails pour que le lecteur lui fasse confiance. Si c'est brodé, c'est avec talent. Aussi, c'est seulement en filigrane que l'on peut apercevoir que Rommel a été "couvé" par son commandant Sproesser: il faut remarquer que ce Sproesser est l'unique supérieur que Rommel ne cite jamais.
Je ne suis pas tout à fait l'argument qui assimile ce livre à un support de cours. Vraiment, ce n'est rien de tel, et bien plus proches de mémoires. Le volume est trop épais et les "leçons" trop dispersées pour que cela ait quoi que ce soit d'adapté à l'enseignement, même si tout lecteur y trouvera ici ou là des idées pratiques intéressantes.
4 De CM - 31/12/2012, 14:16
Ce livre est la publication (développée certes) du support de ses cours.
Lors de ses deux périodes d'enseignant, Rommel a utilisé les croquis et récits de ses opérations, en vue d'inculquer à ses élèves les qualités de l'officier subalterne d'infanterie : initiative, activité, vista tactique, pugnacité, recherche permanente de solutions les moins "onéreuses" en pertes (ce qui ne fut pas le cas de Rommel en tant que Premier Lieutenant, qui a montré sur le terrain à plusieurs reprises son peu de soucis des pertes pour ses hommes, au point que Sproesser a du le forcer à s'arrêter avant le Matajur, à la suite d'attaques frontales sanglantes et inutiles face à des italiens loin d'être les couards dépeints dans le livre).
Les nombreux croquis tactiques dont est agrémenté le livre, dessinés de la main même de Rommel, sont la preuve qu'il ne s'agit pas d'un simple récit de guerre.
La volonté pédagogique est évidente, celle de gloriole aussi, et c'est ce qui explique la popularité de Rommel parmi les jeunes élèves-officiers de Potsdam (certains lui resteront fidèles tout au long de la guerre).
J'ai les archives qui montrent les évolutions des croquis, faits souvent de mémoire par Rommel après les combats, puis repris dans les années 20 lorsque Rommel revisite les champs de bataille en moto avec sa femme (France et Italie).
Le fait est que la carrière de Rommel a été fréquemment entrecoupée de période de blessure et de convalescence où il a pu faire de véritables RETEX avant la lettre (c'est l'influence du milieu professoral dans lequel il a grandi). tous ces carnets de campagnes, rédigés à la main, et agrémentés de nombreuses photos vont fournir la base de ses cours, puis de ce livre.
C'est très intéressant de voir la maturation des textes qui vont finir "romancés" dans ce livre, chaque nouvelle version en rajoutant dans l'excès.
Ceci dit, quand on lit les Mémoires de Marbot ou les écrits de Ste Hélène de Napoléon, c'est un biais commun des soldats d'en rajouter sur leurs propres gloires au fur et à mesure que le souvenir s'estompe et s'enjolive.
5 De CM - 31/12/2012, 16:43
Deux remarques complémentaires et promis j'arrête (pour cette année en tout cas !
- Rommel a écrit des carnets de campagne, qui serviront de supports à ses cours, sous la forme de leçons simples avec schémas tactiques (il est l'un des premiers enseignants de Potsdam à utiliser les slides et les projecteurs pour ses cours). Rien d'autre ne sera publié que ce livre (ton introduction laisse penser qu'il existe un autre texte "destiné aux professionnels"). Ses "carnets" seront publiés après sa mort (et après réécriture) par son fils et Liddel Hart sous le titre "la guerre sans haine".
- Rommel a rapidement été promu "Oberleutnant" soit Premier Lieutenant. Il fut dès la fin 1914 à titre intérimaire à la tête d'une compagnie entière du 124. I.R., au sein duquel il restera ensuite jusquà son affectation au Württembergisches-Gebirgs-Bataillon (W.G.B.), où il est d'abord chef de compagnie puis chef de Kampfgruppe (en général 3 Compagnies mais parfois presque tout le bataillon). Il est intéressant de noter que Sproesser lui donnera plus de responsabilités qu'à son Capitaine (normalement n°2 du bataillon).
à cette date le W.G.B. est bien plus qu'un bataillon avec 10 Compagnies au lieu de 4, mais plutôt un "petit" régiment, sorte de "task force" dédié à l'attaque et la percée de fronts difficiles (Montagne). Sa composition est intéressante avec 6 compagnie de Gebirsgchützen (fusiliers de montagne), 3 Compagnies de mitrailleuses Maxim et une compagnie de soutien (batterie de canon de montagne, de téléphonistes, etc...).
La valeur des hommes, selectionnés parmi l'élite de l'armée Württembergeoise (en concurrence pour la formation de troupes de montagne avec le royaume voisin et rival de Bavière), le nombre important de mitrailleuses lourdes puis légères (les Maxim 08/15 sont réparties en plus des compagnies de mitrailleuses au sein de chaque compagnie de fusiliers), la qualité de son encadrement avec Sproesser qui saura très vite créer un esprit de Corps au sein de cette unité en feront une élite au sein de l'Alpenkorps.
C'est au sein de cette unité que Rommel va véritablement s'épanouir, à la tête la plupart du temps de 2 compagnies de fusiliers et d'une de mitrailleurs avec quelques téléphonistes (soit presque un bataillon complet pour un simple Oberleutnant).
Il sera parfois à la tête de presque tout le W.G.B., notamment lors des combats des Dual Cosna, où il sera encerclé pendant plusieurs jours, et gravement blessé une nouvelle fois.
à Longarone, il commandera aussi un bataillon de Schützen autrichiens (K.u.K.)
CM
6 De le lecteur - 31/12/2012, 19:53
@Cédric
Sur l'autre texte publié par Rommel, je me réfère à Gefechts-Aufgaben für Zug und Kompanie : Ein Handbuch für den Offizierunterricht, un volume de 76 pages (seulement) qui aurait été publié en 1934 et aurait été ré-imprimé 5 fois. Il m'avait l'air d'être un texte différent de L'infanterie attaque, même si tu expliques que les deux sont liés.
7 De Richard - 21/05/2014, 16:49
Bonjour Messieurs, vous avez bien sur largement et brillamment commenté l'oeuvre littéraire de Rommel, et il se trouve que notre famille possède dans sa bibliothèque plusieurs ouvrages du Maréchal ROMMEL édités pendant qu'il était encore un officier supérieur...
Le temps est peut être venu pour nous de passer le flambeau et de transmettre ces rares et exceptionnels ouvrages. Si vous êtes intéressé, je vous demande de nous faire des propositions sérieuses.
Il y a bien les 2 premières éditions de 1934 (Rommel était Commandant) et de 1935 (Rommel allait passer Lieutenant Colonel) de "Gefechts-Aufgaben für Zug und Kompanie : Ein Handbuch für den Offizierunterricht".
Nous avons aussi l'original "Infanterie greift an" Edition en allemand de 1937 qui a été effectivement traduit en français en son temps à quelques exemplaires pour l'EMIA... et qui est elle aussi introuvable.
Nous souhaitons que l'un de ces ouvrages vous intéresse.
Comme déjà indiqué par email, pas intéressé…
8 De gael - 11/07/2014, 13:06
on en trouve sur ebay imprimé par l 'ecole d application d 'infanterie de montpellier, j'y acheté le mien, cet ouvrage est excellent